Je ne savais pas combien de temps les vagues avaient léché mes pieds. C’est pourtant ce qui avait permis à mon corps de s’éveiller péniblement. Mon esprit était encore complètement engourdi et cela ne me permettait pas de savoir si j’étais entrain de rêver ou si je dormais profondément. Je tentais d’ouvrir les yeux, mais mes paupières étaient vraiment trop lourdes. Je devais d’abord reprendre clairement mes esprits avant d’envisager le moindre mouvement.
J’étais donc sur le bord d’une plage, allongé ou plutôt vautré sur le sable humide. Le soleil était déjà haut dans le ciel et ses rayons me réchauffaient et m’éblouissaient même à travers les paupières. C’était un nouveau jour, un jour après le naufrage du bateau qui devait me conduire en Amérique.
Mes souvenirs se bousculaient à présent. Je me souvenais de cette épouvantable nuit de tempête. Tandis que tout se remettait en place dans ma mémoire, mon corps se mit à trembler. L’horreur de cette nuit, où dans ma cabine, tous les objets s’étaient mis à voler de part et d’autre, se transformant en projectiles dangereux. J’essayais de trouver un semblant d’équilibre en me tenant aux barreaux de ma couchette. Mais le bateau faisait de violentes embardées qui me décidèrent à rejoindre le plus haut niveau extérieur. Je titubais et tombais à plusieurs reprises, dans l’obscurité des coursives. Je finis par gravir l’échelle qui menait au pont à tâtons et à quatre pattes. Dehors le vent mugissait tel un monstre en fureur et faisait claquer les voiles et les cordages. Les vagues gigantesques nous clouaient et nous ballottaient tels des fétus de paille. Le ciel avait disparu sous des nuages aussi noirs que l’encre de chine. Les marins tentaient des manœuvres inutiles et leurs cris étaient couverts par tout le vacarme de la mer déchainée.
La situation paraissait tellement désespérée que je ne pensais plus qu’à me cramponner au mât. Nous étions devenus les jouets des éléments. Le vent avait tourné brutalement et nous rabattait vers la terre. Mes vêtements trempés pesaient lourdement sur mes épaules et je sentais bien que toutes mes forces étaient insuffisantes pour résister longtemps. L’épouvante de cette idée fut balayée lorsque je vis un homme projeté par-dessus bord. La corde qui le maintenait fouettait de tous côtés lorsqu’un énorme craquement ébranlât l’embarcation et disloquât le navire en deux parties aussi facilement que l’on ouvre une coquille de noix. C’est à ce moment là que je ressentis une si violente douleur que je lâchai prise et me fis comme aspiré par la gueule noire. Ensuite, se fut le trou noir. Je n’avais aucune idée de ce qui s’était passé entre-temps. Tous ses horribles souvenirs faisaient battre mon cœur si fort que la seule façon de les arrêter était de me réveiller pour de bon.
J’ouvris grand les yeux si brutalement que la lumière m’aveuglât. J’avais encore du mal à respirer calmement. La peur m’envahit lorsque je tentais de bouger. Mon épaule gauche m’arrachât un cri de douleur. Les larmes me montèrent soudainement et je compris que j’étais en vie. Lentement, je me redressais en calculant l’énergie nécessaire à chaque mouvement. Moi, qui étais de nature peu robuste, plutôt de taille moyenne, je me réjouis à l’idée d’être en un seul morceau après ce naufrage. J’avais perdu mes chaussures et mes habits étaient maintenant de vulgaires bouts de tissus sans forme. J’étais donc sale, en haillons, blessé, pieds nus, mais vivant.
Le soleil brûlait ma peau couverte de sel et sable. J’observais attentivement autour de moi, mais ne voyais que débris et morceaux éparpillés sur toute la plage. Les seuls bruits que j’entendais étaient les vagues par mer calme et le cri des mouettes qui tournoyaient dans le ciel. J’étais vivant mais seul. J’étais en fait un survivant. Soudain je fus submergé par une angoisse folle. J’oubliais mes douleurs et la panique fut si forte que je poussais malgré moi des cris désespérés. Je ne pouvais imaginer être le seul rescapé.
C’était impossible… Je parcourus rapidement le secteur à la recherche d’un marin. Mais rien, ni personne ne répondit à mes appels. Je réalisais que l’unique moyen de rester encore en vie était de trouver au plus vite de quoi boire, manger et m’abriter. Pour le reste je verrais plus tard.
Au delà du banc de sable fin et blanc, se dressait une forêt luxuriante. Les arbres immenses semblaient vouloir atteindre le ciel. Les branches vertes des palmiers se balançaient au gré du vent léger. Au fur et à mesure que j’avançais, la végétation se faisait plus présente. Des plantes étranges avec des racines démesurées poussaient en abondance, occupant le moindre espace vide. Partout les fleurs multicolores dégageaient un parfum qui me rassurait et me poussait à continuer d’avancer. Les insectes grouillaient au sol et dans les airs en bourdonnant. Des oiseaux aux couleurs chatoyantes côtoyaient des petits singes agiles qui passaient de branche en branche. Soudain un buisson attira mon attention car il était couvert de baies facilement reconnaissables. Ces petits fruits étaient si délicieux que je passais un long moment à m’en délecter. Cette pose, me permit de percevoir le bruit d’un ruisseau. Je n’avais plus faim, mais très soif. Les mains pleines de baies, je continuais mon exploration afin de trouver de l’eau claire. Au bout de seulement une trentaine de pas, l’eau tant espérée apparut, limpide et claire. J’en bus de grandes gorgées qui me rafraichirent instantanément. J’envisageais à ce moment-là les évènements sous un nouvel angle. Je me sentais rassuré, comme plus fort grâce à mes découvertes. Mes sens étaient tous en éveil et j’observais d’énormes fougères en pensant que cela ferait sûrement un matelas confortable pour la nuit. Ma peur et mes angoisses semblaient s’être évanouis.
Tout à coup, un craquement de branche me tira de mes pensées. En me retournant brusquement, je vis que quelqu’un ou que quelque chose m’observait. D’abord surpris, puis inquiet, je n’osais plus faire le moindre mouvement. Rapidement je réalisais que je n’étais plus seul au monde. Cette créature qui me fixait ne semblait pas du tout agressive. Je me décidai donc à l’approcher. Je distinguais nettement sa tête qui dépassait des buissons qui le cachaient. Ses gros yeux noirs luisaient comme certaines perles, son nez fort et épaté couvrait la moitié de son visage. Il avait une bouche charnue qui s’ouvrait sur des dents plus blanches que la neige. Cela était sans doute dû au fait que sa peau hâlée contrastait énormément avec le blanc de ses yeux et de ses dents. Ses cheveux ressemblaient au buisson qui le masquait à moitié. Il venait de se redresser mais déjà, je ne pouvais détacher ma vue de son chapeau. J’éclatais d’un rire libérateur en voyant la culotte de la femme du capitaine délicatement posée en travers du crane. La fine dentelle de ce bout de tissu retombait presque sur ses épaules musclées. Il venait apparemment de trouver la malle de vêtement féminin que la mer n’avait pas voulut garder.
Je riais de bon cœur et cela fut communicatif, car il en fit autant. J’envisageais d’entamer le dialogue, mais compris instinctivement que nos langues étaient complètement différentes. C’est donc à base de gestes précis que je parlais ou tout du moins essayais de me faire comprendre. Il eut d’abord l’air très surpris mais coupa court ces gesticulations, m’attrapa fermement l’avant-bras pour me forcer à le suivre. Il m’entraina plus profondément dans la forêt, jusqu’à arriver devant une énorme grotte qui semblait être son logis. A l’intérieur, je découvris avec grand étonnement le confort rudimentaire mais néanmoins suffisant que compose un abri salvateur.
Longtemps après, je me souvenais encore avec nostalgie de ces multiples aventures.
Eva