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Le Coeur de l'île
=Le bateau se balançait doucement sur l’eau calme. Dans leur cabine, les passagers dormaient. Ils furent soudain réveillés en sursaut par une exclamation : « Terre ! Terre ! » Pendant que ses parents s’éveillaient difficilement, grommelant que s’ils étaient en vacances, c’était aussi pour faire la grasse matinée, la jeune Ambre sauta de son lit et se précipita sur le pont.
Enfin du nouveau ! Cette croisière en voilier commençait à l’ennuyer sérieusement. Elle scruta la terre qui se présentait sous les regards amusés de la vigie et du timonier. L’île n’était pas très grande, sur une majorité recouverte de forêt, et une colline se dressait en son milieu. Ambre s’accrocha au bastingage et entreprit d’en voir plus de détails alors que le bateau s’en approchait de plus en plus. Soudain, elle poussa un cri : « Un requin ! » Terrifiée, elle suivait des yeux l’aileron qui dépassait de l’eau au-dessus d’une forme sombre. « Ne t’inquiète pas, ma petite, dit le timonier, le requin qui abimera ce bateau n’est pas encore… »
Il y eut un horrible craquement et l’adulte et l’enfant hurlèrent à l’unisson. D’autres requins s’approchèrent au moment où le voilier, toujours en mouvement, entrait dans la baie de l’île. Plusieurs secousses et d’autres craquements se succédèrent. « Mais c’est impossible ! cria le timonier. »
Le bastingage auquel s’accrochait Ambre s’ébranla fortement et se plia en grinçant vers l’eau, la faisant passer par-dessus bord. Elle n’eut pas le temps de crier avant d’entrer en contact avec l’eau froide. Elle reprit rapidement ses esprits et tenta de refluer la panique qui l’assaillait. Alors qu’elle bataillait pour rester à la surface, elle vit quelque chose qui la stupéfia : les bêtes qui continuaient à attaquer le bateau avaient de longues cornes sur le nez. Ce n’était pas des requins, c’était des narvals ! La surprise fut telle qu’elle oublia de nager et se retrouva une fois de plus la tête sous l’eau.
Quand elle fut de nouveau à l’air libre, elle se rendit compte que le voilier était déjà à cinq brasses d’elle. En effet, sous les assauts répétés des narvals, la coque était à moitié défoncée, et s’il ne sortait pas de la baie, c’en était fini de tous ses passagers. Au moment où il échappait enfin aux animaux marins, la petite fille vit le capitaine à la poupe qui la cherchait des yeux. Puis il fit demi-tour et disparut de son champ de vision. Ambre comprit avec désespoir qu’il n’allait pas revenir la chercher, qu’il allait la sacrifier pour sauver les membres de l’équipage et les autres passagers.
Mais elle n’eut pas le temps de s’émouvoir car les narvals, après avoir abandonnés la poursuite du navire, se dirigeait vers elle à grande vitesse. L’un d’entre eux tenta de l’embrocher et elle n’arriva à l’esquiver que de justesse, en faisant une poussée de ses pieds la propulsa sur sa gauche.
Ce court répit ne lui procura aucun plaisir. Le froid engourdissait ses membres et ses vêtements gorgés d’eau persistaient à vouloir l’entraîner vers le fond. De plus, les narvals repartaient à l’attaque. Une charge par le flanc la prit de court et dans un réflexe de survie, elle se retourna et attrapa à deux mains la corne de l’animal. Il y eut un claquement sec et cette dernière se retrouva dans les mains de la fillette éberluée. La corne s’était cassée !
Autour d’elle, tous les narvals s’étaient figés, les yeux fixés sur leur compagnon estropié. Un à un, ils disparurent dans les profondeurs de la mer. Seul restait celui sans corne. Ambre s’approcha de lui, épuisée, et tenant son arme improvisée pointée en avant, elle posa un bras hésitant sur le dos de l’animal. Celui-ci broncha légèrement mais sa seule arme étant passée dans les mains d’un autre, il valait mieux ne pas faire le malin. Alors, la petite fille s’installa entièrement sur son dos et il la déposa sur la plage la plus proche, où elle s’endormit profondément.
Quand elle se réveilla, elle était allongée sur du sable chaud mais sentait le flux et le reflux de la mer sur ses pieds. Elle s’aperçut avec bonheur que ses vêtements, à l’exception de ses chaussures, avaient séché. La petite fille se releva et cligna des yeux. Le soleil était fort, elle en déduit qu’il devait être environ midi. Elle entreprit de regarder autour d’elle.
Sur sa gauche, s’étendait la mer dans un magnifique dégradé du turquoise au bleu foncé selon la profondeur. Devant et derrière elle, un long ruban de sable blanc se déroulait tout le long de l’île en forme de croissant. Sur sa droite, il y avait la forêt qu’elle avait aperçue à son arrivée : des arbres immenses aux feuillages d’un vert éclatant comme des émeraudes se dressaient sur la colline centrale qui ne devait pas dépasser les deux cent mètres d’altitude. Des myriades d’oiseaux multicolores s’envolaient de leurs cimes. Un vent doux soufflait, faisant virevolter les cheveux bruns de la fillette.
Emerveillée, elle oublia le temps d’un instant sa peur et sa solitude. Elle s’assit et admira le paysage, un peu plus sereine. C’est alors qu’elle remarqua la corne du narval qui avait glissé sur le sable et menaçait à tout moment d’être emportée par le reflux des vagues. Elle se leva d’un bond et alla la ramasser. Elle observa un moment la pointe d’un blanc nacré : c’était à présent sa seule arme dans cet endroit inconnu.
Le soleil déclinait lentement derrière la colline quand Ambre posa la dernière branche sur sa cabane. Enfin, si on pouvait appeler cela une cabane : cela évoquait plutôt un étrange tipi bancal appuyé contre un arbre, mais cela devrait faire l’affaire. Maintenant, il lui fallait trouver à manger. Elle avait bien repéré quelques fruits, mais ils étaient trop hauts et elle ne les connaissait pas ; ses parents lui avaient répété de nombreuses fois de ne pas toucher à certains qui pouvaient être empoisonnés.
Elle ne savait plus quoi faire, tout cela était bien trop compliqué. L’enfant s’assit sur l’herbe et se mit la tête dans les bras. Elle ne vit pas les nuages noirs qui s’amoncelaient dans le ciel. Ce n’est que quand une goutte lui atterrit sur la main qu’elle redressa la tête d’un coup, les yeux rouges. « Oh-oh… » Ambre sauta sur ses pieds et courut dans son abri de fortune. A peine était-elle recroquevillée sous les épaisses feuilles de bananier qu’elle avait accroché sur sa cabane que l’averse se mit à tomber et le tonnerre à gronder. La nuit était tombée et elle se retrouva dans l’obscurité, terrifiée et frigorifiée.
Elle s’adossa à l’arbre derrière elle et fronça les sourcils. Il s’en dégageait une impression de chaleur, comme si une bulle de tiédeur l’entourait. Ne trouvant pas d’explication à ce mystère, et après quelques minutes de réflexion, elle s’endormit, appuyée contre l’écorce.
Le lendemain matin, quand elle se réveilla, la faim lui tenaillait le ventre. Elle se leva lentement, un peu engourdie par ce désagréable sommeil à même la terre. Elle se souvint aussitôt de ce qui s’était passé la veille et posa la main sur l’arbre. Non, elle n’avait pas rêvé la veille, cet arbre était réellement tiède ! Ambre resta un moment à observer l’écorce sous toutes les coutures, perplexe. Puis son ventre émit un borborygme et elle décida de remettre l’élucidation de ce phénomène à plus tard. Elle saisit sa corne de narval et, prenant son courage à deux mains, s’enfonça dans la forêt.
Ambre marchait la tête levée, en quête de fruits comestibles. Dans les arbres, il y en avait de toutes les sortes : des petits, des gros, de toutes les couleurs et d’odeurs différentes. Au bout d’un moment, alors qu’elle n’avait encore vu aucun animal terrestre, elle aperçut un tout petit singe qui sautillait d’arbre en arbre mais, lui sembla-t-elle, avec une certaine prudence.
Le singe atterrit avec légèreté sur la plus grosse branche d’un arbre immense à l’écorce brun foncé. Il se pencha vers un des fruits de cet arbre (une sorte de grosse prune blanche piqueté de points pourpre), et la petite fille remarqua alors qu’il tenait dans une main un gros caillou de la même taille que le fruit. Avec une vivacité stupéfiante, il attrapa le fruit et le remplaça par la pierre en une fraction de seconde, puis il repartit en croquant le fruit à pleines dents.
Ambre, de son côté, jubilait. Enfin une chose de comestible ! Si le singe pouvait en manger alors elle aussi ! Puis elle s’assombrit : l’arbre était trop grand et l’écorce trop lisse. Jamais elle n’arriverait à y grimper. Il allait lui falloir en trouver un autre de la même espèce mais beaucoup plus petit. Elle se remit en marche.
La végétation se faisait de plus en plus dense et elle avait du mal à avancer. De plus, cela faisait maintenant plus de vingt-quatre heures qu’elle n’avait pas mangé et des petites tâches de couleurs tournaient devant ses yeux. Soudain, elle aperçut enfin ce qu’elle cherchait depuis une heure : un arbuste au tronc fin, brun clair et aux feuilles et fruits identiques à ceux de l’arbre du singe. Elle courut et prit la première « prune » qui lui tomba sous la main. Elle était sucrée et juteuse à souhait, bien que l’arrière-goût soit un peu amer. Elle la dégusta avec plaisir et s’apprêtait à en prendre une deuxième mais un sixième sens la fit se retourner. Il n’y avait rien, à l’exception d’un buisson de ronces.
Le cœur battant et avec la sensation d’être surveillée, la fillette se détourna à nouveau et tendit la main prudemment, très prudemment vers le second fruit. Mais ce coup-ci, elle était repérée et avant même que sa main n’entre en contact avec l’arbuste, une souple branche de ronces s’enroula autour de son poignet, la faisant gémir quand les épines lui éraflèrent la peau. Elle respira un grand coup, les larmes aux yeux, pour éviter de faire le moindre geste sans quoi elle n’aurait plus jamais l’usage de sa main droite. Elle observa les alentours. Qui avait pu lancer cette ronce sur elle aussi précisément, uniquement pour l’immobiliser ?
Elle frémit. Un froissement de feuilles se fit entendre à ses pieds. Elle baissa les yeux à temps pour voir un être long, fin et non identifié se glisser vers ses pieds. Elle l’écrasa de son pied gauche et la chose se mit à gigoter dans tous les sens. Elle appuya plus fort pour la retenir, il y eut un craquement et Ambre ne sentit plus aucun mouvement sous sa chaussure. C’est seulement là qu’elle remarqua qu’une liane, sans épine cette fois-ci, tenait son bras libre enserré. La petite fille décida de ne plus bouger. La personne qui la surveillait finirait bien par voir qu’elle n’avait pas de mauvaises intentions. Au bout de dix minutes qui lui parurent des heures, la liane et la ronce glissèrent au sol. C’était le moment. Ambre bondit, et partit en courant dans la direction opposée au buisson de ronces, qu’elle pensait être celle de la plage.
Elle entendit des sifflements d’air derrière elle, et sut aussitôt qu’elle était prise en chasse. Elle avait l’impression que toutes les racines de la forêt se mettaient en travers de son chemin. Elle fuit comme elle put mais le souffle finit par lui manquer et elle s’arrêta. Il régnait un lourd silence dans cette partie de la forêt. L’enfant s’assit sur une pierre pour faire reprendre à son cœur un rythme normal. Elle écouta : il n’y avait aucun bruit signalant un danger, elle avait semé ses poursuivants. En revanche, elle entendait autre chose qu’elle n’arrivait pas à définir. C’était un long battement grave et profond, qui semblait retentir dans les profondeurs de l’île. Elle se leva, curieuse, et décida que puisque elle était déjà dans les ennuis jusqu’au cou, autant poursuivre la découverte de cet endroit.
Ambre avait marché déjà une heure, et le terrain devenait de plus en plus raide, quand elle se trouva à découvert. Il n’y avait plus un seul arbre et le soleil lui mit du baume au cœur. Elle se trouvait en haut de la colline centrale ! D’ici elle voyait l’océan s’étendre à perte de vue autour de l’île. Elle aperçut aussi un énorme trou noir au centre du sommet. Elle s’approcha et trébucha sur un caillou. En tombant, elle roula sur d’autre et tomba en criant dans le trou.
Elle atterrit sur une sorte de gigantesque matelas, recouverte d’une étrange substance visqueuse et qui dégageait une pâle lueur phosphorescente. La fillette se retourna et se retint de justesse de vomir : elle était assise sur un immense cœur verdâtre parcouru de veines transparentes. Tout autour, des racines sortaient des parois du souterrain, alimentées par des tuyaux remplis de liquide translucide. Bien que cette hypothèse soit trop fantastique pour un esprit sérieux, Ambre comprit tout de suite la raison de la chaleur de l’arbre, de la prudence du singe, des ronces qui l’avaient attaquée : elle était en face du cœur de l’île ! Tous les végétaux de ce petit morceau de terre étaient alimentés par le même organisme, ce cœur géant. Chaque être vivant était conscient ; ce qui n’était pas pour la rassurer.
La petite fille se laissa glisser au bas du cœur, et fit le tour du souterrain à la recherche d’une seconde sortie car le trou était trop haut pour être accessible. Elle tapota tous les murs aux endroits où il n’y avait pas de racines, dans l’espoir de trouver un tunnel. Il n’y avait aucun trou visible, mais elle finit par trouver un endroit qui sur un mètre carré de paroi, sonnait creux. Elle saisit la corne de narval qui était restée accrochée à sa ceinture, et en donna de grands coups dans le mur de terre. Au bout de quelques minutes et beaucoup d’énervement, elle réussit à mettre à jour un couloir à moitié effondré où elle s’engagea.
Ambre avançait avec difficulté à quatre pattes, mais rapidement dans la crainte de recevoir plusieurs tonnes de terre et de pierres sur la tête. Elle ignorait où allait déboucher ce tunnel mais espérait de tout cœur que ce serait sur la plage. Son pantalon déchiré était plein de boue et ses mains meurtries par les graviers. Peu à peu, les parois devinrent humides, puis un mince filet d’eau apparut au sol. L’eau montait de plus en plus et la petite fille avait perdu la notion du temps. Le couloir s’agrandissait également et elle put bientôt se mettre debout, fort heureusement pour elle, car elle avait maintenant de l’eau jusqu’aux épaules. Elle aurait pu faire demi-tour mais cela ne servait à rien, car il n’y avait aucun autre moyen de sortie.
Elle arriva à un endroit où il lui fallait faire un choix : soit elle continuait au risque de se noyer, soit elle faisait demi-tour et mourrait de faim et de soif dans la salle du cœur. Elle choisit la première option, prit une grande goulée d’air et s’élança. Il y avait désormais de l’eau tout autour d’elle. La petite fille ne pouvait plus reculer. L’eau ralentissait le moindre de ses mouvements. Elle aperçut au plafond une cavité retenant des bulles d’air, reprit son souffle puis sa route. Elle aperçut un changement dans la couleur de l’eau à quelques mètres d’elle. La sortie, enfin !
Ambre sortit enfin du tunnel. L’eau salée lui piquait les yeux et elle avait l’impression que ses poumons allaient exploser. Il fallait regagner la surface à tout prix. Elle battit des pieds le plus fort possible, gênée par ses chaussures et déboucha enfin à l’air libre. Elle nagea le plus vite possible, la gorge en feu et arriva sur la plage. Dès qu’elle toucha le sable, elle se laissa tomber au sol et resta là un long moment, épuisée.
Il faisait nuit. Une vraie nuit sans lampadaire où on voit toutes les étoiles. Au loin, brillait même des étoiles à hauteur de l’eau. Ambre n’était pas sur la bonne plage, celle où était sa cabane. Elle était à l’autre bout de l’île mais ne voulait pas se risquer la nuit dans la forêt. D’ailleurs, elle ne voulait pas se risquer du tout dans la forêt. Alors elle restait assise là à regarder les étoiles. Il y’en avait de toutes sortes, des blanches, dans le ciel, et des jaunes, au bord de l’eau. Il y eut un déclic dans sa tête. Des lumières jaunes à hauteur de l’eau ? Elle se leva d’un bond : « Ohé, cria-t-elle, du bateau ! ».
Margaux